jeudi, mars 31, 2011

Pierre Etaix, enfin libre et fêté ! - lesoir.be

Les 5 films de Pierre Etaix

Le Soupirant (1962) Un jeune homme doit trouver une épouse. Situation simple, minimaliste, où Pierre Etaix révèle une formidable inventivité, tout à la fois burlesque et élégante, qui en fait un héritier de Keaton et de Langdon.

Yoyo (1964) L'hommage d'Etaix au monde du cirque est un chef-d'oeuvre. Le cinéaste installe un personnage dandy et solitaire, qui ira de la vie de château à celle de bohème.

Tant qu'on a la santé (1966) Etaix fait preuve d'un montage sonore ébouriffant. La satire se fait plus grinçante. En point de mire, la publicité et le monde moderne.

Le Grand Amour (1969) Un homme marié rêve secrètement à sa secrétaire. Son imagination déborde, et l'emmène la nuit à embarquer sur des lits buissonniers.

Pays de cocagne (1969) Le pamphlet d'un homme en colère, flinguant aux lendemain de mai 68 la France des boeufs, massés dans les campings et devant leurs télévisions.

La fête à Etaix

La Cinematek entame ce mercredi un grand cycle Etaix, à Flagey, qui durera jusqu'au 17 avril. Dès ce soir, Yoyo, précédé d'Heureux anniversaire. Pierre Etaix sera présent le 26 mars. Infos : www.cinematek.be DVD Il y a trois mois sortait l'intégrale de ses films dans un formidable coffret (Arte Editions), reprenant ses cinq longs-métrages restaurés, ses trois courts, un portrait inédit signé par sa compagne Odile Etaix et un merveilleux livre collector, conçu par Marc Etaix. Télé La RTBF consacrera le 30 mars une émission à Etaix (22h, la Trois)

DE NOTRE ENVOYÉ SPÉCIAL

Ce jour-là, nous sommes à Pigalle, mais c'est comme si soufflait le vent doux et printanier de Florence. Il fait beau. Pierre Etaix ouvre la porte de son appartement et décoche un grand sourire affectueux. Nous entrons. Il y a du monde : une sculpture sur bois de Buster Keaton, le sourire ravageur de Jerry Lewis, la trogne généreuse de Coluche, un chat répondant au prénom de Stanley. Un petit musée imaginaire, en somme, habité par des amis bienveillants. À dix ans, Pierre Etaix rêvait de devenir clown. Il n'a jamais dévié de ses rêves. Tout au plus a-t-il collectionné les talents : dessinateur, gagman (pour Tati), affichiste, homme de cirque et de music-hall, magicien à ses heures. Et, bien sûr, cinéaste et acteur.

À 82 ans, Pierre Etaix retrouve le sourire, et il ne l'a pas volé. Longtemps mise au placard, par des escrocs à col blanc qui ont cru pouvoir ravir un joli butin, l'œuvre d'Etaix a retrouvé sa libération (et son père) depuis l'an passé. La justice lui a donné raison. Du coup, les cinq films du maître du burlesque ont été restaurés. Gravés sur DVD, dans un irrésistible coffret, avec la collaboration de sa compagne Odile Etaix et du fils de Pierre, Marc Etaix. Et voilà que la Belgique, via sa cinémathèque, s'apprête dès ce soir à lui rendre un formidable hommage. Il durera un mois. La vie est belle !

Il y a cinquante ans, vous deveniez cinéaste. C'était une profession de foi ?

Oh non. Je suis devenu cinéaste malgré moi. Quand je faisais du music-hall et du cirque, m'est venue un jour une idée proprement cinématographique. Celle d'un homme amoureux qui, après avoir reçu par courrier une photographie déchirée de son amie, décide de lui répondre. C'est la rupture, et nous sommes plongés sur la page d'écriture de l'homme, avec la main qui écrit, puis qui raie. J'ai téléphoné à Jean-Claude Carrière, qui à l'époque voulait faire du cinéma. Je lui ai dit : est-ce que ça vous intéresse ? Il est venu, on a travaillé à ce premier court-métrage (Rupture), on s'est amusé comme des fous à imaginer des choses dans une continuité temporelle.

Vous avez travaillé avec Tati. Mais à revoir vos débuts, avec « Le Soupirant », on voit plus une parenté avec Keaton.

Quand j'ai commencé avec Tati, j'étais inconditionnel. Tout ce qu'il faisait semblait être la vérité première sur le cinéma comique. Il imposait ses idées avec une telle fermeté, que je ne remettais pas en question ce qu'il disait. Et au cours du temps, sur les quatre années de collaboration, j'ai commencé à prendre des distances. Ça me semblait absurde par exemple de vouloir tout montrer dans un plan-séquence. Certaines choses n'étaient pas lisibles. Pourquoi se refuse-t-il, me disais-je, à découper un petit peu plus ? Et en même temps, cette absence du personnage, cette volonté de ne pas faire apparaître Hulot et de le voir d'un peu plus près, de voir comment il était socialement, affectivement parlant, tout ça ne me paraissait pas normal. J'avais des idées différentes, qui m'éloignaient de lui. Je ne comprenais plus bien. Keaton, je l'ai découvert un peu plus tard. Mais c'est juste, ce que vous dites.

Avec « Yoyo », vous signez un hommage au cirque, mais sans jamais filmer le cirque !

Les artistes du cirque, on ne peut pas les filmer dans leur fonction, ce qu'on n'hésite pas à faire aujourd'hui pour la télévision, et qui est une erreur colossale. Il faut vivre l'instant d'un numéro, quel que soit le numéro. Quand on vit un instant aussi fragile que celui d'un acrobate ou que celui d'un éclat de rire d'un clown, on ne peut pas le transposer et le mettre en conserve, en entendant des rires off. C'est pas possible !

Yoyo est un enfant du cirque grimé en Auguste. On sait que le clown était chez vous un rêve d'enfant. Vous grimiez-vous aussi en clown, à dix ans ?

Oh oui ! J'avais des copains qui venaient le jeudi, et on faisait du cirque. On était tous maquillés. On faisait de la musique. Et moi, je faisais l'Auguste.

Avec « Tant qu'on a la santé », perce en vous au milieu des années soixante le désir d'entrer dans la satire sociale. C'était nouveau, ça !

Le public avait à l'époque boudé Yoyo. Le distributeur ne l'avait pas du tout apprécié. Le cinéma était permanent, de sorte que les gens arrivaient en plein milieu du film, ils ne comprenaient rien et ressortaient. J'en étais blessé. Et je me suis dit : je vais faire un film dans lequel les gens entreront au hasard, et trouveront toujours quelque chose qui les ferait rire. Mon souci, c'était de faire rire. Or, à l'époque avec Carrière, on vivait toute la journée dans un hôtel particulier qui se démolissait à coups de marteaux-piqueurs. Les voitures s'accumulaient partout. C'était l'enfer. Et il y avait un slogan, à l'époque, qui disait « gardez le sourire ! ». Je trouvais ça d'une absurdité exemplaire. Et tout ce climat m'a amené à faire ce film.

« Le Grand Amour » renoue avec une tradition qui vous est chère : le point de départ narratif est d'une simplicité totale.

C'est la clé ! Ici, un homme marié tombe amoureux d'une autre. Carrière disait cette chose : plus le sujet est simple, plus il offre d'ouverture à toutes les perversions possibles. Et c'est vrai ! À la recherche de gags, on peut raconter une histoire sans s'en apercevoir. C'est tout le principe du cinéma de Keaton. Et ça, c'est une grande leçon. C'est ce qu'il y a de plus précieux dans le cinéma comique. Le Grand Amour, c'est un thème de vaudeville traité en slapstick.

« Pays de cocagne » surprend. Est-ce un coup de gueule contre le désenchantement de 68 ?

Oui ! J'étais ulcéré. Découvrir la France aux lendemains de mai 68 dans ce merdier ! Ils étaient repartis à cent à l'heure dans la consommation. Terrifiant.

Vous y aviez cru, à 68 ?

J'étais plein d'espoir au départ. Mais très vite, c'est devenu une mode. Les gens s'investissaient dans quelque chose qui n'appartenait pas à leurs vraies convictions. J'ai connu des cinéastes qui faisaient semblant. Le côté « fausse révolution » ne me plaisait guère. Il y avait les campings, les plages, la publicité. J'ai côtoyé les gens du podium d'Europe 1, qui avaient un mépris total des gens qu'ils exploitaient. J'ai fait un film finalement burlesque à partir d'éléments réels.

Le film a été mal reçu. Vous a-t-il coûté votre avenir dans le cinéma ?

Il est resté dix jours à l'affiche. Les critiques, de gauche comme de droite, ont eu le temps de me traîner dans la merde. Europe 1 avait conditionné la critique. Ils avaient même pris onze avocats, avant d'abandonner l'idée. Mon producteur m'a laissé tomber. Carrière le dit aujourd'hui : ça a été une atteinte à ma vie privée, et à partir de là, c'était fini.

Fini, et pourtant, vous ne manquiez pas de projets ! Dont un avec Jerry Lewis.

À l'époque, les gens disaient : « Oh, Jerry Lewis, c'est fini aujourd'hui ! »

On sait l'amitié profonde qui vous unit. Comment s'est-elle déclarée ?

C'était en 1965. Il était à Paris. Il tournait Boeing Boeing. Un soir, il voulait voir un film comique français. Robert Benayoun l'a emmené voir Yoyo. Il l'a vu deux fois de suite. Le lendemain, j'ai Jerry Lewis au téléphone, à côté de Benayoun. On se voit au Ritz peu après. J'avais une trouille terrible. Il est arrivé. Je le vois encore descendre les escaliers. Il m'est tombé dans les bras. Il m'a dit : « Je te connais. Tu es mon ami pour la vie. » Depuis, pas une faille entre nous. Je n'ai jamais rencontré quelqu'un avec qui j'ai une telle connivence. Il m'a dit un jour : « Dieu est très dur avec les comiques. » C'est tellement vrai.

La traversée du désert, les ennuis juridiques, le hold-up de vos films vous ont-ils appris quelque chose ?

J'en tire une énorme surprise. Je suis parti sur l'idée de me battre jusqu'au bout, pour récupérer mes films. C'est une grande surprise de voir que des gens, et souvent de jeunes gens, fonctionnent et les apprivoisent. Et en même temps, ça me donne du cœur au ventre pour faire autre chose. J'ai envie d'aller sur scène. Si je peux tenir le coup quelque temps, ce sera formidable. Mais pas de projet d'avenir. Je n'en ai jamais fait. J'ai toujours vécu l'instant.