mercredi, juillet 02, 2014

La génétique brise le mythe du yéti

Il défraie la chronique depuis des lustres. Qu’on l’appelle yéti comme dans l’Himalaya, bigfoot et sasquatch aux Etats-Unis, ou almasty dans le Caucase, cet être légendaire, mi-homme mi-animal, n’avait jamais été l’objet d’études scientifiques solides. C’est désormais chose faite. Une analyse d’ADN de 30 échantillons de poils de plusieurs continents lève le voile sur le yéti. S’il existe bien un étrange animal, qui pourrait être un ours préhistorique, dans l’Himalaya, les autres créatures ne sont que des espèces connues.

«Il y a trois ans, le généticien Brian Sykes, de l’Université d’Oxford, est venu me voir, raconte Michel Sartori, le directeur du Musée zoologique de Lausanne, qui cosigne les travaux publiés aujour­d’hui dans la revue britannique Proceedings of the Royal Society B. Il voulait consulter les archives que le zoologue Bernard Heuvelmans a léguées au musée.» Décédé en 2001, celui-ci est considéré comme le fondateur de la cryptozoologie, l’étude des espèces dont l’existence n’est pas prouvée de manière irréfutable. En 2012, après avoir consulté ces archives, Brian Sykes propose à Michel Sartori d’extraire et analyser l’ADN d’échantillons de poils attribués à d’hypothétiques yétis. Un appel est lancé sur Internet, et les échantillons affluent.

«Faute de disposer de la racine du poil, qui permet d’extraire de l’ADN du noyau des cellules, Sykes a mis au point une technique d’analyse de l’ADN mitochondrial, après un nettoyage très soigné pour éviter toute contamination humaine pendant les manipulations», explique Michel Sartori. Au cours de sa croissance, le poil conserve des mitochondries «mortes», un élément interne de la cellule qui contient un peu d’ADN exclusivement transmis par la mère. Le duo se rapproche d’un spécialiste de médecine légale, l’Américain Terry Melton, un expert en cryptozoologie, Rhettman Mullis, et le guide de haute montagne d’Annecy Christophe Hagenmuller, qui a collecté deux échantillons auprès de villageois du Ladakh (dans l’Himalaya indien) et du Bhoutan.

Ces deux échantillons créent la surprise. «Cela a fait l’effet d’une bombe et nous avons refait les analyses, se souvient Michel Sartori. Car ces deux poils correspondent à l’ADN d’un ours polaire du pléistocène. Il s’agit bien sûr de résultats préliminaires, et il faudrait trouver des spécimens vivants de ces animaux pour étudier l’ensemble de leur ADN.» En l’état, Michel Sartori et ses collègues émettent une hypothèse: ces deux «yétis» appartiendraient à une même espèce hybride qui serait apparue dans les régions polaire du globe. Le résultat d’un accouplement entre une ourse polaires et un ours brun, il y a 150 000 à 200 000 ans. L’espèce aurait ensuite migré à travers l’Asie, jusqu’à l’Himalaya.

«De tels hybrides, capables de se reproduire, sont rares mais il en existe, par exemple sur les îles de l’Amirauté, dans le détroit de Béring, justifie Michel Sartori. De plus, nous avons comparé ces deux ADN avec celui prélevé sur une mâchoire vieille de 130 000 ans, découverte en 2004 au Svalbard (Norvège), et la correspondance est parfaite.» En résumé, l’Himalaya abriterait donc bien une espèce d’ours non décrite, mais qui n’a rien à voir avec l’homme. C’est d’ailleurs ce qu’avait conclu l’alpiniste italien Reinhold Messner, qui, après l’avoir aperçu lors d’une expédition en 1986, lui avait consacré un livre douze ans plus tard.

Dans Tintin au Tibet (1960), Hergé a été inspiré par son ami Bernard Heuvelmans: son abominable homme des neiges ne ressemble pas à un ours, mais sa fourrure est brune, comme celle de l’animal empaillé présenté à Christophe Hagenmuller, dans le Ladakh. «Le chasseur qui l’avait tué lui avait expliqué que cet animal était beaucoup plus agressif que l’ours brun», raconte Michel Sartori.

Les 28 autres échantillons analysés risquent de faire grincer des dents. Récoltés en Russie, au Népal, à Sumatra et surtout aux Etats-Unis, ils correspondent à un véritable inventaire à la Prévert. Les poils d’almasty? Ils appartiennent à deux ours bruns, un ours noir, une vache, trois chevaux et un raton laveur. Le yéti népalais s’avère être un capricorne, une espèce proche de la chèvre. Le prétendu orang pendek de Sumatra n’est autre qu’un banal tapir. Quant aux échantillons provenant de six Etats américains, ils ne sont pas en reste: un raton laveur, un mouton, un cerf, un cheval, des ours noirs, des canidés (loup, coyote ou chien), des vaches… et un humain.

Ces résultats ne feront pas les affaires de la vétérinaire américaine Melba Ketchum, de la firme texane DNA Diagnostics, qui prétend que son équipe détient des preuves génétiques irréfutables que le bigfoot est l’hybride d’une femme et d’un primate non humain. Ses travaux n’ont jamais été publiés dans une revue sérieuse, et les échantillons ainsi que les résultats de ses analyses d’ADN sont conservés au secret. En 2013, après avoir été refusés par de grandes revues scientifiques, ils étaient apparus dans un étrange journal en ligne, De Novo, doté d’un site internet créé neuf jours plus tôt. Une «revue» qui n’a jamais publié d’autres travaux…

La communauté scientifique n’a jamais pris ces résultats au sérieux, faute de pouvoir les étudier de près et refaire les analyses. «Les séquences d’ADN que nous avons obtenues ont été rendues publiques dans la GenBank, et nous avons versé nos échantillons de poils dans les archives Heuvelmans du musée. Ils sont à la disposition de toute équipe sérieuse qui voudrait les réétudier; c’est comme cela qu’on fait de la bonne science», insiste Michel Sartori, qui ne croit pas une seconde que ses propres travaux feront taire la polémique sur l’existence d’un être mi-humain, mi-singe.

Sur Internet, certains expliquent déjà que les résultats de son groupe auraient été retardés voire maquillés à la demande du gouvernement américain. «Il y en a même pour dire que la mâchoire du Svalbard est celle d’un homme-singe et donc que l’ours hybride de l’Himalaya en est un aussi…»

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