C'est pour elle qu'il écrivit son seul livre pour enfants, Histoire du petit Mouck Colette Destouches-Turpin est morte le 9 mai dernier dans sa quatre-vingt-onzième année. Elle était la fille unique de l'écrivain. Durant les années 1990, elle entama la rédaction de ses souvenirs. Ce sont ces feuillets (une trentaine) que nous avons pu nous procurer grâce à David Alliot, qui avait été l'un des rares auteurs à avoir recueilli son témoignage oral en 2001.Ce témoignage fait d'ailleurs partie des deux cents que compose son monumental D'un Céline l'autre, plus de mille pages qui forment une saisissante biographie kaléidoscopique d'un Céline vu par les autres. Colette Destouches est donc l'enfant de Louis-Ferdinand Céline et d'Édith Follet, célèbre dessinatrice à l'époque, elle fut la deuxième épouse de Céline, elle avait travaillé pour La Semaine de Suzette et illustra aussi bien Baudelaire que Mme de Lafayette… et le Petit Mouck.
Dans cette trentaine de feuillets, il y a des morceaux d'anthologie. Il faut dire que, à l'âge de douze ans, elle était tout près de son père, dans le studio de la rue Lepic, quand celui-ci était en train d'écrire son chef-d'œuvre, Voyage au bout de la nuit. Un témoignage extraordinaire sur la méthode Céline: «Je l'ai vu fabriquer son texte: il écrivait sur les murs, sur le papier peint et tout ce qui lui passait par la tête. Ensuite, il venait piocher dans ces notes pour les mettre dans son livre.»
À la lecture de ces souvenirs que Colette Destouches avait prévu de publier, ce qui frappe en premier, c'est l'extrême naïveté du texte et son écriture tremblante elle en commença la rédaction alors qu'elle avait plus de soixante-dix ans.
«Un clown»
«Enfant, il me faisait un peu peur. Il faut dire que son attitude vestimentaire et autre était très caméléon (...) Je me souviens d'un “goûter” rendez-vous (rencontre habituelle de mon père, ma mère et moi-même souvent à l'Hôtel Lutetia) où il nous est apparu avec un pardessus redoutable par ses couleurs et son originalité. En quittant le Lutetia, ma mère me dit: “J'ai l'impression que dans mon jeune âge j'ai épousé un clown.”»
« Quand le “Voyage” était en route »
Je couchais souvent rue Lepic au cours de ces séjours auprès de mon père. Je dormais dans le petit lit du studio, à cette époque le Voyage était en route. Il écrivait surtout la nuit. Il s'asseyait à son bureau, dans cette même pièce, qui était notre chambre à tous deux.
«Seulement il allumait la lampe de son bureau une bonne partie de la nuit. J'avais le sommeil léger, il n'était pas facile de dormir. De temps en temps, il me demandait: “Tu dors, Colichon? - Oui, Papa.” Je faisais mine de dormir. Il me posait la même question un peu plus tard. Je ne répondais plus mais j'avais un œil ouvert et je le regardais. J'avais du mal à m'assoupir avec l'éclairage. Mais surtout il parlait seul et très haut, se levait, circulait en parlant encore plus fort. J'avais droit à tous les personnages qui défilaient devant moi et j'espérais qu'ils mourraient bientôt. La nuit était très longue… Maintenant, il parlait tout seul dans la journée et m'écoutait distraitement avec un gentil sourire. Je l'ai entendu aussi rire de ce qu'il venait de se dire à lui-même.»
«La vie, c'est plutôt un hôpital qu'un festival»
«J'avais seize ans quand j'ai eu une déception sentimentale. Le fiancé s'était dérobé, parce que j'étais la fille de Céline. De ce fait, ce garçon ne voulait plus m'épouser. Je courus chez mon père, pensant y trouver consolation et réconfort ; c'était pour moi le suprême recours, un refuge contre l'adversité. Il a essayé de me consoler: “Nous allons d'abord traiter cette émotivité délirante”, dit-il. Louis argumentait vigoureusement, pensant me guérir à tout jamais du mariage. Je devais rester célibataire. L'idée que je puisse un jour me marier lui était intolérable. Je devais me mettre dans la tête que les hommes étaient tous polygames et que la nature le voulait ainsi. Il en profitait pour me raconter ses propres expériences sentimentales. Cela n'était pas fait pour me consoler. Je repartais au petit jour, autant ébranlée, si ce n'est davantage. Au moment de le quitter il eut certaines phrases rassurantes: “ La vie, c'est plutôt un hôpital qu'un festival” et encore : “L'expérience est une lanterne qui n'éclaire que celui qui la porte.”»
«De retour du Danemark»
«Je me souviens de son retour de ce fameux pays nordique. Mon père m'avait convoqué chez M. et M me Marteau. Ces derniers l'avaient accueilli avec bonté et générosité, dans leur hôtel particulier à Neuilly. J'étais tellement émue en allant à ce rendez-vous que je ne me rappelle ni le jour ni l'heure. Il m'a semblé, étant arrivée ponctuellement, avoir attendu très longtemps, le cœur battant. J'observais que les murs de l'escalier étaient recouverts de grandes fresques peintes par Gen Paul, représentant des épisodes de Voyage au bout de la nuit. C'était gigantesque, les personnages étaient grandeur nature.
Les proportions de l'ensemble étaient celles d'un château… De tout en haut, enfin, je vis un vieillard méconnaissable, qui descendait au milieu des fresques, très doucement, tout en pleurant. Il est là, il se jette dans mes bras, et là je le reconnais. Il est si léger, si vieux… Nous ne parlons pas. Nos larmes coulent, quelques mots sans suite, et c'est tout… On avait tout dit…»
«La famille fut bouleversée par “Mort à crédit”»
«Quand parut Mort à crédit, la famille entière fut bouleversée par l'outrance de cette caricature de Fernand et de Marguerite. Cette mère a une telle confiance en son fils ! Elle est pieuse et ne manque jamais la messe un seul dimanche. Docile et naïve et aveuglée d'admiration pour Louis, elle obéit ponctuellement à l'interdiction d'ouvrir le livre. “Tu dois empêcher ta grand-mère de lire Mort à crédit, me dit-il. C'est un roman, non une réalité, elle ne saurait pas faire la différence.” Volubile comme elle l'était et n'écoutant jamais les réponses aux questions qu'elle posait, ce ne fut pas difficile de la décourager. Cependant n'a-t-elle pas soupçonné quelque chose?
Quant à l'Oncle Louis, il s'empresse d'ouvrir le livre. Il écume, ses yeux noirs d'ancien joueur de prunelles lancent des flammes ! Il hurle: “Je vous l'avais bien dit, c'est un voyou, c'est une horreur”, et du haut de sa stature d'hidalgo, il vocifère des injures, avec son surprenant accent faubourien qui détruit toute sa prestance. Que de paroles inutiles dans sa loquacité aberrante. Cependant comme il était un très brave homme, il fut d'un dévouement remarquable, pour son neveu, dans les mauvais moments.»