samedi, février 26, 2011

Prédire le futur: probablement possible ?

Voir dans le futur serait possible. Telle est la conclusion renversante de travaux convaincants, menés par un scientifique estimé dans une institution réputée. L’étude signée par Daryl Bem, professeur de psychologie à l’Université Cornell (Etats-Unis), repose la question: comment interpréter les résultats positifs issus d’expériences en parapsychologie?

Plus de mille volontaires ont participé à l’étude, parue le 31 janvier dans le Journal of Personality and Social Psychology. Une expérience consistait à deviner l’emplacement d’une image pouvant se trouver à deux endroits. Lorsqu’il s’agissait d’une photographie érotique, les participants ont deviné sa position dans 53,1% des cas (au lieu de 50%). Il s’agit bien de précognition et non pas de clairvoyance, car le dispositif a tiré au hasard la position de l’image après que le choix a été effectué. Aucune anomalie n’a été détectée pour les images neutres. Même si la différence observée (3,1%) semble faible, la probabilité d’obtenir de tels résultats en supposant l’absence de précognition est de 1%, ce qui les qualifie comme «statistiquement significatifs».

«Je reste extrêmement sceptique, commente Peter Brugger, un psychologue de l’Université de Zurich qui étudie les croyances dans le paranormal. Daryl Bem est un convaincu, et il veut trouver une preuve. Si vous effectuez des centaines d’expériences, vous risquez de tomber sur des résultats positifs.»

Si les conclusions de Daryl Bem paraissent solides, c’est parce ­qu’elles sont basées sur des résultats «statistiquement significatifs». Cette phrase clé de la science moderne est devenue un paradigme dominant retrouvé autant en psychologie qu’en épidémiologie ou en écologie – ainsi qu’un synonyme de preuve pour de nombreux journalistes et scientifiques. La conclusion de Daryl Bem a été obtenue en respectant les canons de la méthodologie scientifique. Est-il possible de la rejeter sans être d’une mauvaise foi absolue? «Depuis une vingtaine d’années, la parapsychologie utilise les techniques statistiques les plus rigoureuses, souligne le sociologue des sciences Pierre Lagrange. Si on rejette ce genre de travaux, il faudra évacuer les analyses statistiques de la science.»

La suggestion est moins ridicule qu’il n’y paraît. Le problème, c’est que la méthode du test d’hypothèse (qui permet d’affirmer que des résultats sont «significatifs» ou non) s’avère largement surévaluée, mal utilisée, voire trompeuse. «Elle peut grandement sous-estimer la possibilité que l’hypothèse testée soit fausse», explique Jeffrey Rouder, psychologue à l’Université du Missouri. Dans de nombreux cas, on imagine, à tort, que des résultats significatifs démontrent la solidité d’une thèse: la précognition existe, le médicament marche, tel produit est dangereux pour la santé.

Cet écueil est connu depuis un demi-siècle, mais reste encore largement ignoré par de nombreux chercheurs. Le test d’hypothèse «n’offre plus une base saine ou utile pour les études statistiques», disait la statisticienne Cherry Clark en 1966 déjà. Il devrait être «éliminé car il est non seulement inutile, mais dangereux», affirmait le psychologue Ronald Carver en 1978. Si on s’en sert encore souvent, c’est parce «qu’il est utilisé par tout le monde, paraît être objectif, et que les professeurs continuent à l’enseigner», se lamente Douglas Johnson, statisticien au U.S. Geological Survey.

Le problème provient d’une interprétation erronée du test d’hypothèse, qui en fait porte bien mal son nom. Il ne donne pas la probabilité que la théorie soit juste, mais uniquement les chances d’obtenir les résultats en supposant que la théorie est fausse (une sur cent dans l’expérience de la précognition). «Vous voulez tester l’hypothèse qu’une pièce de monnaie est mal équilibrée, illustre Douglas Johnson. En la lançant trois fois, vous tombez trois fois sur pile. Tout ce que dit le test d’hypothèse, c’est que vous n’avez qu’une chance sur huit d’obtenir ce résultat avec une pièce bien équilibrée.» Or, on veut connaître la vraisemblance de la théorie de départ – non pas la probabilité des résultats. Une approche, basée sur les travaux du mathématicien du XVIIIe siècle Thomas Bayes, permet d’y arriver.

Jeffrey Rouder a appliqué la méthode bayesienne aux travaux de Daryl Bem. «Notre analyse montre que si vous donniez à la précognition une chance de un sur un million d’exister, alors les résultats de Bem vous enjoignent de réévaluer cette estimation à 1 sur 25 000. Ce facteur de 40 est étonnamment élevé, mais reste probablement insuffisant pour être considéré comme preuve d’un principe aussi radical que celui de la précognition.» Cette démarche souligne le fait qu’une seule expérience ne suffit pas: «La science est une construction sociale et interprétative, poursuit le psychologue. Elle présente des indices que le lecteur doit lui-même juger, en fonction de ses connaissances et de ses croyances.» Depuis des décennies, Douglas Johnson milite pour l’approche bayesienne, mais «son apparente subjectivité a freiné son acceptation par de nombreux chercheurs, pour qui la science doit être objective», dit le statisticien.

Le test d’hypothèse s’avère particulièrement mal adapté pour examiner des effets très faibles, comme c’est souvent le cas en parapsychologie, mais «également lorsque les multiples facteurs s’influencent, ce qui arrive dans de nombreuses sciences «molles» telles que la psychologie, la sociologie, l’éducation ou encore la conservation de la nature, ajoute Douglas Johnson. Un résultat significatif n’est pas forcément suffisant. Il ne faut surtout pas conclure que l’effet existe et s’arrêter là – mais au contraire poursuivre les investigations. Sans mécanisme explicatif convaincant, il faut absolument rassembler de nombreuses études confirmant l’hypothèse.»

«L’étude de Bem est très transparente, honnête et bien rédigée, et démontre un grand professionnalisme, commente Jeffrey Rouder. Mais je n’y crois pas. Je m’attends à ce que les expériences voulant la répliquer donnent des résultats faiblement significatifs ou carrément négatifs. Si elles devaient produire systématiquement des résultats hautement significatifs, il faudra les considérer comme des débuts de preuve. En tout cas, je vois une vertu à cette étude: par son impact médiatique, elle redonne une chance de discuter des dangers oubliés représentés par les statistiques.» Un débat bienvenu à l’heure où les résultats «significatifs» provenant d’une multitude d’études épidémiologiques – sur les bienfaits et dangers du vin rouge, par exemple – font régulièrement les gros titres.

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